Ce
qui me manque le plus est de ne pouvoir me laver. Je mesure le courage qu'il
faut aux SDF pour parler aux gens tout en étant sales. Je suis allée me
doucher vite fait au Ranquet. Une fois propre, la vie revient, on est
comme tout le monde, plus assuré vis à vis des gens que l'on suppose également
propres eux aussi.
LA PEUR
Le
problème lorsqu'on se lance dans ce genre de combat dans un village est non pas
l'attaque frontale qui au fond crève l'abcès... mais les scories : ceux,
typiques, qui sont mal à l'aise parfois parce qu'ils ont peur. (Il arrive même,
le cas est rare et ici fut unique, que certains en profitent pour vous lancer
une petite pique, on se sait jamais, le toro est dans l'arène et ça peut
marcher.) La peur. Peur de vous. Peur à cause de vous. Ou peur pour vous, les
amis souvent, cas le plus fréquent. Peur on ne sait de quoi. Ridicule certes
mais...
Pendant
la guerre, ce devait être le drame des juifs et des proscrits comme l'écrit
Gustave Nouvel dans les lettres à Lydie -ma mère, qu'il aimait-, et les mêmes
qui redoutent -quoi? ici, rien ou si peu- devaient alors être
littéralement terrorisés. Quoique la sensation de peur n'est souvent pas
proportionnelle aux risques réels. Mais pour un pauvre, 50 E qu'on peut lui
accorder au service social, c'est énorme. Comment auraient-ils réagi ? Comment
aurais-je réagi ? Les gens du village, c'est moi, c'est tous. Plusieurs
réactions, je cerne ainsi mieux les gens : la solidarité active, souvent mais
pas toujours le fait d'amis ou plutôt de ceux que j'ai parfois dépannés
-pas nécessairement idéologique- la gentillesse superficielle -le plus
fréquent-, l'indifférence -rarissime-, ou parait-il, mais ce ne sont que des
on-dit, pas forcément exacts ou exagérés, l'attaque indirecte.
L'attaque indirecte? Peut-être. Il
vaut mieux se trouver du bon côté en somme, et certains redoutent des
retombées. Il y en a de plus avisés
toutefois qui hésitent et redoutent un renversement ; ils ne savent pas
très bien comment ça va tourner. Comme l'écrit Gustau [résistant, mort sous la
torture] dans une de ses lettres à Lydie [ma mère.] "Les mêmes qui nous tirent dans le dos un jour
viendront se recueillir sur nos tombes avec des fleurs"... J'y
pense à chaque fois que je vais au Puits de Célas [un puits de mine où il a été
précipité ainsi que d'autres] lors des cérémonies.
Paradoxalement mon histoire elle-même, la série qui m'a éreintée, bien qu'en grande partie fortuite, ce fut le hasard puis la nécessité, dans sa démesure même, joue parfois contre moi : ce que je subis, peut-être le redoutent-ils pour eux-mêmes. J'apprendrai par la suite que mon cas n'est pas rare.
Le pire est sans doute des gens en grande détresse dont certains se disent-ils que ces histoires ne les concernent pas vraiment, ce sont des affaires dont ils se sentent éloignés. Une femme, nullement agressive m'a dit en d'autres termes que si on me pompait 4000 E, c'est que je les avais, ainsi qu'une maison et qu'au fond j'étais chanceuse. Exact. Mais elle ne réalisait sans doute pas que le même système arbitraire qui fait des lampistes et des "lampeurs" pourrait se retourner contre elle en pire et lui prendre par exemple son enfant. Quand on est dans la nécessité absolue, parfois, on ne se rend pas compte. Cela vaut pour moi. Je le savais, ce sont les scories obligatoires seulement plus visibles ici où tout le monde se connait et où les gens sont parfois "nature" et ça, tant mieux....
[
....]
Note.
Ceci a été écrit au début; par la suite, mon opinion s'infléchit
considérablement vers le pessimisme en raison de mésaventures au fond sans
importance, et sans doute surtout de la faim; le cerveau dysfonctionne,
on tourne à la parano, on dramatise. Et on sent l'acétone (on pue) ce qui est
inéluctable et pénible. Plus de recul, de patience, d'empathie pour les autres
ou moins, aucune longanimité, on prend tout dans la figure et ce qui à
l'analyse n'est pas grave paraît géant. Ce fut le plus dur. Avoir faim c'est
être seul. De belles expériences aussi tout de même, elles aussi peut être
magnifiées dans leurs effets car tout s'amplifie lorsqu'on est dénutri, un
sourire vous fait fondre, un regard ou un geste peut vous conduire au fond du
gouffre.
..
Il arrive aussi que des gens apparemment équilibrés et plutôt (ou presque)
bourges biens-sous-tout-rapport refusent de signer une pétition ou une
attestation (ou ne songent même pas qu'ils pourraient le faire) parce qu'ils
considèrent que leur parole ne vaut rien, ils sont trop "petits".
Exemple un pote toujours prêt à m'aider en tout (presque trop).. qui refusa
carrément, je l'ai viré, humiliée jusqu'aux tréfonds, il est revenu pour me
donner la page avec sa signature, aussitôt déchirée (fous le camp, j'en veux
pas): "ne le prends pas ainsi, je pensais que par rapport à [un ami mien
selon lui prestigieux] moi simple petit ouvrier ça comptait pas."
Hurlement, propos comiques, plus de nuances "on a fait la révolution pour
quoi à ton avis? Pour un juge, un élu, [..] te vaut exactement".. Il a
fallu l'en persuader. Et pourtant il n'est pas idiot.
Malentendus,
constants, d'où agressivité. Effarant : il ne "comptait" pas.. à ses
propres yeux. Bosseur, serviable, astucieux, intelligent, pas mal fait de sa
personne.. mais non, ouvrier, il ne comptait pas. Peut-être faut-il d'abord
apprendre aux gens qu'ils comptent? Mon meilleur ami ici ex aequo avec le soi
disant "important".. Que dire alors des autres, potes secondaires,
relations, inconnus ou à demi oubliés, peut-être ennemis politiques (?), rare
mais il doit y en avoir tout de même? Mon agressivité est peut-être inadaptée,
quoique au fond ça l'a fait réfléchir.. et qui sait? valorisé. Il compte.
Parce que finalement, à force de penser qu'on ne compte pas, on finit en
effet par ne pas compter. C'est peut-être là le nœud du problème.
La
philo m'a appris que tout le monde comptait, même moi. Il y a qui n'ont
pas eu besoin d'un doctorat ou agreg pour ça et tant mieux, ça leur a économisé
du boulot mais d'autres qui sont restés dans l'idée qu'ils ne comptaient pas, y
compris lorsqu'il s'agissait de syndicalistes dévoués. Paradoxe intéressant:
les femmes semblent moins atteintes -donc plus courageuses, plus
"signeuses"- car elles "ont" leurs gosses, et ça, ça
compte, donc elles comptent, elles "règnent". Les hommes se
perçoivent souvent comme simples pourvoyeurs, ils apportent leur paie,
culpabilisés peut-être par sa faiblesse et ne s'occupent de rien d'autre, un
petit gouzi gouzi et c'est marre. Et à l'usine, non, ils ne règnent pas! La
classe ouvrière est moins machiste que les bourges, même si les femmes y sont
plus exploitées, ont une vie plus rude : elles comptent.. Les autres sont
souvent des potiches.
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